Eminescu et la petite boulangère

Publié le par Eminescu

Le mec qui descend la rue de la Richelandière, là, avec les cheveux longs, pas très bien sapé, c’est moi. Un peu plus loin, en tournant à droite, voici la boulangerie où se déroule ma petite histoire et, à travers la vitrine, avec son tablier, la boulangère. C’est une petite employée mince, pâle, timide, comme moi. Je l’aime bien, beaucoup même… allez, j’avoue que j’en suis un peu amoureux.

Il est huit heures moins dix. J’ai dans le sac une plaquette de beurre et deux tranches de jambon : il manque plus que la baguette pour mon casse dalle de midi.  Au moment où vont s’ouvrir les portes automatiques, un gros type sort en se traînant de quelques pâtés de maisons plus loin, remontant son jean qui lui découvre le haut de la raie.

 L’intérieur calme de la boulangerie.

-Bonjour !

-Bonjour, je prendrai une baguette, s’il-vous-plaît.

-Longue ou courte ?

Les mêmes mots depuis des semaines qu’on se voit et jamais j’ai pensé à lui demander son nom, à briser la glace des politesses. Le rose me vient aux joues chaque fois que je lui parle. Toute la journée, en ouvrant au cutter des cartons, je vais imaginer ce que j’aurais dû lui dire, ce que je n’oserai pas lui avouer...

-Une courte, s’il-vous-plaît.

Elle s’en va chercher le pain qu’elle enroule d’un papier fin. Elle ouvre la main pour prendre les pièces que je lui tends. En les déposant, je lui effleure les doigts. Le rouge me monte encore aux joues. Je crois sentir – bon, on a le droit de rêver, non ? – qu’elle a du mal à respirer, qu’elle est comme… émue, un sourire vague aux lèvres…

La sonnerie à l’entrée interrompt ses instants ineffables.

-Alors la belle !… Hé !

Le gros type que l’on a remarqué toute à l’heure a réussi à se traîner jusqu’à notre boulangerie. Et le voilà tout suant qui tient son jean et souffle comme un gros cochon. Il montre en souriant ses gencives et trois dents gâtées.

-Baguette, la belle !

Je recule pour le laisser s’approcher de la caisse ; je m’apprête à sortir avec le regret de ne rien avoir tenté. Le gros type pose ses gros bras poilus sur le comptoir, croise les jambes en se trémoussant du postérieur. C’est immonde : je vois la moitié de sa lune.

-…une longue, comme tu dois les aimer… ha !…

Le malotru. A cet instant, je voudrais être ceinture noire de karaté, le défier, me livrer à un combat titanesque sous les yeux apeurés de ma bien-aimée. « Laissez-là, ou ça va mal se passer ! » Non, c’est pas génial. « On ne parle pas comme ça à une demoiselle, monsieur, prenez garde ! » C’est nul aussi. Bref, en chevalier servant, je la défends, je pare ses coups de la paume de la main, évite, en me postant de côté, sa charge de sumo. Le coup de pied retourné qu’il m’oblige à lui assener l’envoie au tapi. La petite boulangère pousse un cri et me saute au cou.

C’est dommage que je sois que ceinture orange.

-Alors ton mecton, là, le petit blondinet, tu le présentes pas ?… Petite coquine !

-Dites, je vais pas l’emmener au travail quand même.

-Ah ouais, pourquoi ?

-Hi ! Ben il est informaticien à Givors. Il part de bonne heure et il rentre à la maison…

J’en ai la baguette qui me tombe des mains, la mâchoire qui pend ; mes sourcils se froncent pour de bon. Ah merde alors ! Toutes ces semaines d’approche pour rien et ces films pendant que je déballais mes cartons à ce travail de merde !

Face à moi, les grosses fesses qui se dandinent d’un côté, de l’autre.

Ah tant pis ! je ferai un détour pour aller chercher mon pain ailleurs. Je m’avance à pas de loup, fais tomber exprès une pièce. En me penchant… je baisse d’un coup le froc du gros lard qui lui tombe aux chevilles et laisse à l’air, en pleine vitrine, son cul tout blanc.

Juste à la porte de la boulangerie, là, c’est notre gros type qui a remonté son froc et qui me maudit en brandissant le poing – derrière, la boulangère comprend pas ce qui se passe. Et, loin, mais alors très loin dans la rue, le mec qui court comme un malade, oui, tout petit là-bas… c’est moi.

 

Publié dans Nouvelles drolatiques

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M
Délire ta nouvelle! J'ai lu ça hier et ce matin je me suis marré tout seul en voyant un gros lard au bar! J'ai pensé à lui baissé son froc, mais je l'ai pas fait. Trop le fou rire.
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E
En fait, Mamat, il me vient dans la rue toute sorte d'idée de nouvelles, de petits sketchs: je vois des gens qui me font marrer, non pas spécialement à cause de leur gueule, mais parce que je m'imagine leur dire une connerie, leur foutre une baffe; quelle serait leur réaction? Ché pas si tu connais, mais il y a un passage dans Voyage au bout de la nuit où Bardamu met une claque à une pauvre femme éplorée juste pour voir ce que ça va lui faire. C'est gratuit, méchant; il nous passe tous ce genre de chose dans la cervelle. Tant que c'est que des mots sur une feuille ou un écran...
X
J'ai vu de la lumière , je suis rentré... Une petite visite de politesse après votre gentil message sous Bushido...
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E
Ce qui m'a plu dans le bushido, c'est l'histoire du parpaillou; c'est vachement sympa cette petite touche provencale dans ta nouvelle. J'aime beaucoup l'humour décalé. C'est vrai, imaginons un moment un récit d'une beauté masturbatoire, je veux dire de cet élan de sublimation qui s'empare de nous après le plaisir de l'acte honteux; quelques lignes d'une mélancolie languissante, donc, et puis, soudain, une grand coup d'accordéon et les paroles d'une vrai chanson ben d'chez nous : les parapillous baillou, les parpaillous déla fenne de Prospérou, des... des... parpaillou baillou...  C'est ce décalage très réussi qui fait rire et s'émouvoir tes lecteurs, merci... Eminescu, qui aime beaucoup les parpaillous