Une lecture de Tchekhov (3)

Publié le par Eminescu

(Suite et fin de ma nouvelle)
                  Elle lut « L’Envie de dormir », l’histoire de Varka, cette petite bonne d’enfant. Et, sa lecture fut une suite de tableaux oniriques dépeints d’une voix enchanteresse. C’était un intérieur sombre, une nuit froide de la lointaine et vaste Russie, un feu de cheminée mourant, une jeune fille berçant un nourrisson et n’en pouvant plus de sommeil. La lueur des flammes éclairait vaguement un mobilier rustique et projetait sur les murs des ombres inquiétantes. Ces ombres, dans le demi-sommeil de Varka, se métamorphosaient, elles devenaient le chemin boueux, au milieu d’une forêt profonde, où son père avait rendu son dernier soupir. Varka n’en pouvait plus de sommeil et le nourrisson n’en finissait pas de pleurer. Elle le berçait d’une voix faible, la tête lourde :

                    « Baïou, mon petit enfant, je te chante ma chanson .»

                    Tristesse, mélancolie, saveur d’un mot, d’une phrase si joliment prononcée ! Comment dire ce qu’apportait pareille lecture à une si belle histoire ?

                    Le reste de l’auditoire ne partageait pas cependant l’émerveillement du jeune homme. La spiritualité du texte, selon eux, n’était pas suffisamment mise en exergue : on ne pouvait laisser éclater ces « oum, oum, oum » qui dénotent si bien la finesse de goût. La vieille dame aux lèvres fines surtout, au grand nez, ne pouvait souffrir cette jeune fille dont elle jalousait la beauté qu’elle n’avait jamais eue. Sa collègue blonde, au physique ingrat, l’enviait également. Et, l’auditoire, en général, n’appréciait guère cette enfant qui se mêlait de littérature.

                    Les lettres, la culture, les arts sont, pour la vieillesse, les dernières prises auxquelles se retenir dans cette grande dégringolade qu’est l’existence. Les vieux n’ont plus part aux débauches des sens, aux plaisirs de la chair, aux folies de la vigoureuse jeunesse. Retranchés derrière leur froide érudition, ils veulent avoir au moins la main-mise sur le seul domaine qu’ils puissent occuper. Ils empêchent le plus possible les jeunes générations d’éclore et se plaignent que la grande littérature est morte. Mais, elle n’est pas morte, c’est eux qui ont vieilli et qui l’étouffent.

                    On accueillit donc froidement la lecture de cette ravissante demoiselle. Les visages restaient impassibles, les yeux ternes souverainement méprisants. La lecture prit fin sur une phrase mourante, comme un chant qui s’éloigne dans le soir qui tombe : on en entend les derniers échos répercutés de collines en collines, il meurt peu à peu, s’enfle une dernière fois, puis se tait. Les applaudissements furent on ne peut plus modérés. Seul le jeune homme laissa éclater son enthousiasme, mais la douce demoiselle ne le vit pas. Elle quitta la scène triste et déçue.

                    Bien moins agréable aux regards fut la jeune fille qui se présenta ensuite. Elle était plus âgée que la précédente, avait des cheveux plutôt blonds attachés avec négligence, et des yeux noirs, durs, qui contrastaient avec son teint pâle. Un regard déterminé à son auditoire et elle entama sa lecture. Ses yeux s’enflammèrent, de grandes dents jaillirent de sa bouche et aboyèrent en s’avançant près de l’auditoire comme pour le dévorer. Quelques instants plus tard, elle s’agitait en tous sens, telle une Bacchante, avec des mèches de cheveux qui lui tombaient sur le nez et qu’elle écartait d’un mouvement de tête furieux. Elle s’agitait en tout sens en déclamant, en hurlant, en crachant son texte. Chaque pensée un peu forte, péripétie plus ou moins importante, chaque réplique, chaque chute était propice à un transport démesuré.

                    Elle se donnait toute entière à son texte, parce que, le matin même, devant la glace, elle avait trouvé que sa dentition était irrégulière, ses fesses flasques et ses seins pendants –ne pas se trouver belle est le pire sentiment que puisse éprouver une jeune femme- et dans un élan de passion hollywoodienne, de cette drôle de perversion qui transforme la douleur en plaisir, elle s’était dit que, le soir même, aurait lieu un spectacle qui était tout pour elle, qu’elle allait tout donner pour cette lecture, que c’était-là toute sa vie.

                    Sur leur chaise, tranquillement assis, nos pauvres vieux furent décontenancés par cette gentille demoiselle qui s’était soudain métamorphosée en un effroyable Cerbère. On craignit de finir comme ces héros de l’Antiquité que dépeçaient parfois des femmes privées de raison. Notre petite dame afficha un timide sourire, mais se  trouvait, en son fors intérieur, surprise et apeurée. Puis, on se ressaisit quelque peu. Il y eut des « hé, hé, hé » timorés çà et là. On se donna l’apparence de participer à cette folie que tâchait de communiquer la terrible lectrice.

                    Les lecteurs montrèrent leur contentement de façon manifeste, afin que la dernière lecture fût un final éblouissant et non le bruit foireux d’un pétard mouillé. Il s’agissait aussi de faire la promo de deux CD et de conquérir un public toujours plus grand. Alors, le petit maigre donna de grands coups de coude dans les côtes de son gros compagnon et en fit sortir un rire caverneux. On se mit à battre des mains, à gesticuler, à se taper les cuisses.

                    Les vieux, plongés encore dans leur frayeur, refirent peu à peu surface. Pour ne pas être en reste vis à vis des « artistes », ils se mirent à leur tour à s’esclaffer. Et, conduit d’une part par le maigrichon, d’autre part par notre sympathique petite dame, les deux troupes s’affrontèrent en une grande et ultime bataille. « Ah ! Ah ! voyez donc notre savoir ! –Hou ! Hou ! qu’il est beau notre spectacle ! –Oh ! Oh ! qu’elle n’est pas notre culture ! –Hi !Hi ! que nos CD vont bien se vendre ! »

                    La jeune fille, ne se sentant plus d’aise, se mit à criailler, hurler, hululer de plus belle. La lecture se poursuivit dans un fracassant charivari de cris, de gesticulations et de folle hilarité. Sans que personne, pas même celle qui se démenait devant son pupitre, n’eut compris un traître mot de ce flot bourbeux vomi dans de violents hoquets, la nouvelle de ce pauvre Tchekhov, qui s’était cent fois retourné dans sa tombe, prit fin. Un tonnerre d’applaudissement suivit. La petite dame, en relevant le plateau de sa chaise, laissa voir, entre ses lèvres fines, les petites dents jaunes de son dentier ; quelques personnes firent de même, des gens qui tenaient à peine sur leurs jambes, puis, en peu de temps, sous un crépitement assourdissant, tout le monde fut debout. Et ce fut la standing ovation.

                    Seul l’étudiant restait assis dans son coin, dépité de voir son auteur favori massacré par de misérables lecteurs à la diction surfaite et de vieux barbons ignares, vaniteux et sans goût. Il se leva, contourna la cohue bruyante et gagna discrètement la sortie. Dans le couloir, par un battant de la porte entrouverte, il vit le maigrelet se pavaner devant le troisième âge avec son plus éclatant sourire et finir son spectacle entouré de ses congénères par des courbettes théâtrales. Le puissant enthousiasme qui avait gagné le public s’apaisait progressivement. Notre petite dame, encore sous le coup de l’émotion, prit la parole :

                    -Je ne savais pas à quel point l’auteur de la Cerisaie pouvait être euh… comique !, c’est fabuleux, cette subtilité, voyez-vous dans… l’ironie, la… comment dire… oui, c’est… c’est fou, hein ? …»

                    Et le maigrelet de répondre : « Oui, Tchekhov est un auteur fin et drôle. Vous avez eu un aperçu de ses qualités dans cette lecture et vous pourrez mieux l’apprécier encore dans ce CD où se trouvent les nouvelles que vous avez entendues ainsi que beaucoup d’autres, lus par nous-mêmes. Nous vendons également ce CD-ci qui apprend à faire une lecture correcte, une lecture comme la nôtre… Ces CD sont au prix très abordable de  15 euros. »

                    L’étudiant voulut faire demi-tour pour voir la si charmante apparition qui l’avait enchanté le temps d’une lecture. Il s’arrêta indécis, eut un moment le désir de la voir une dernière fois, d’admirer ses grands yeux expressifs, -peut-être pourrait-il lui parler, découvrir en elle un cœur semblable au sien ?-, il hésita un long moment, puis les oreilles blessées par la grossièreté des vieillards et de leurs histrions de liseurs, -une époque qui ne pouvait rien comprendre en matière de littérature-, dépité, il poursuivit son chemin.

                    Avant de descendre les escaliers, il salua le grand vigile noir qui lui rendit son au revoir.

                    A travers la vitre du long couloir, au-dehors, une nuit d’encre recouvrait les monuments blancs, St Etienne du Mont et le Panthéon, recouvrait les rues aux façades austères, aux lampadaires glauques, recouvrait tout Paris.

Publié dans Nouvelles quotidiennes

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